TÊTE-CORPS-CŒUR
Une exposition de Chloé Dugit-Gros
Rurart présente pour son exposition de printemps un projet personnel de Chloé Dugit-Gros en coproduction avec le Centre d’art contemporain d’intérêt national La Chapelle Jeanne d’Arc de Thouars
Dans son roman Rabalaïre (2021), livre de chevet de Chloé Dugit-Gros, Alain Guiraudie raconte les aventures de Jacques, qui traverse la campagne à vélo rempli d’un profond désir : « quitter la route pas bien grande, mais en tout cas la route avec au moins une ligne blanche au milieu et partir à l’assaut de [s]on rêve. » Faire une sortie de route, prendre un chemin de traverse, aller dans le décor pour une échappée dans l’imaginaire adolescent au sein d’un territoire rural, c’est ce que propose Chloé Dugit-Gros dans l’exposition Tête-Corps-Cœur. Ce titre associe trois mots qui désignent une méthode pédagogique mobilisant les aptitudes intellectuelles, émotionnelles et corporelles pour appréhender les enjeux sociétaux et environnementaux des élèves dans leur apprentissage. Au-delà de l’expérience sensible et holistique relative à cette pédagogie, ce titre pourrait également se lire comme une formule magique exauçant les souhaits de celui ou celle qui la prononcerait : le rêve de « quitter la route » pour l’adolescent·e, morcelé·e entre la volonté de perpétuer la tradition agricole familiale et le désir de partir à la ville, habité·e par les songes urbains. Chloé Dugit-Gros entraîne ici le public dans ces périodes et ces zones de transition, seuil de tous les possibles.
Une lumière orangée éclaire et colore l’espace d’exposition, comme pour nous signifier que les feux de l’aurore se lèvent, que notre traversée débute à l’aube, ce moment charnière entre la nuit et le jour. Un grand rideau (Rideau-paysage, 2025) marque le point de départ de la déambulation proposée par l’artiste. Composé de lamelles de bâches de camion, évoquant la circulation des engins dans ce panorama aux horizons infinis, cet écran de plastique, objet de transition, joue un double rôle : il voile autant qu’il dévoile, il dissimule autant qu’il révèle. Avant même d’être entrouvert, le rideau, par les motifs stylisés de collines qui le recouvrent, annonce une plongée dans le territoire rural. Ses formes aux lignes épurées et aux couleurs acidulées, se situant entre figuration et abstraction, entre réel et artifice, apparaissent comme des signes, des icônes pictogrammatiques du paysage aux accents pop, récurrents dans le vocabulaire de Chloé Dugit-Gros. L’artiste cherche ici à prendre ses distances avec une représentation trop réaliste du paysage rural pour en proposer une perspective décalée, où les mots « tête, corps, cœur » prennent tout leur sens.
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Le rideau s’ouvre sur une scénographie composée de plusieurs éléments sculpturaux flirtant avec le design fonctionnel, témoignant de la remise en cause des hiérarchies entre art et design et du dialogue permanent entre ces champs dans l’œuvre de Chloé Dugit-Gros. Parmi les signes qui peuplent le quotidien d’un·e adolescent·e à la campagne, une aubette, reproduite à l’échelle 1, occupe le centre de l’espace. Ces robustes abribus en béton, conçus dans les années 1960 par Pierre Andriveau, directeur d’une société de transport routier, visaient à assurer la sécurité des enfants et adolescent·e·s attendant le bus scolaire. Ils appartiennent désormais au paysage rural et à ses bords de route. Lieu de passage par excellence, cette petite architecture aux allures de maquette incarne à la fois l’attente, la projection vers l’ailleurs, le départ et le retour, mais aussi un refuge de l’adolescence, un safe space où naissent les histoires d’amour, où se partagent confidences et premières cigarettes. Chloé Dugit-Gros choisit le bois, peint en blanc, pour reproduire l’abribus aux contours arrondis, s’éloignant de l’austère béton gris. L’artiste fait en sorte que l’aubette, en tant que représentant du réel, soit traitée à la manière d’une sculpture, témoignant ainsi que les deux pôles du réel et de l’artifice, loin de s’exclure, n’existent pleinement que dans le jeu d’un rapport dialectique. Si ces dialogues prennent diverses formes (l’aubette accueillera des performances de Marin Fouqué, auteur de 77 [2019] – récit racontant l’histoire de l’ennui adolescent sous un abribus en zone périurbaine –, ainsi que celles de Gorge Bataille, poétesse queer, et Dom Gilliot, performeur), l’élément central reste l’exploration des artifices du display, chère à l’artiste, au service d’un objet réel. Quoi de mieux, pour compléter ce décor, que des bancs (Zigzag, 2025) rappelant les banales assises en béton au bord des routes que l’on squatte après le lycée ? Dans l’exposition, les bancs prennent la forme de zigzag comme pour exprimer les doutes et les changements de trajectoires peuplant l’adolescence. Au mur, des Graffitis (2025) réalisés à partir de barres de métal trouvées aux alentours, évoquent l’omniprésence des bruits métalliques, voire carcéraux, au sein des exploitations agricoles. Ces dessins, semblables aux gribouillis ou aux ratures qui recouvrent habituellement les abribus, se déportent ici sur le mur et matérialisent tout à la fois une impossibilité de dire, une crise du sens, une liberté du geste et du corps. Cette dualité se confirme avec la série All Wrong (2018-2025), des formules – Bad Ideas, Wrong Body, Wrong Cops, Wrong Word – moulées dans du plâtre par l’artiste, qui viennent se répéter sur les murs de l’espace d’exposition, tels les mantras d’une adolescence nihiliste. Les mains dans la terre et les pieds dans la boue. Le film Walking on Mud Volcanoes (2017) montre Chloé Dugit-Gros marchant sur un volcan de boue en Californie. Dans ce paysage presque science-fictionnel, façonné par l’agriculture intensive, l’artiste, chaussée d’étranges souliers faits de la greffe de morceaux de pneus et de Converse™, a quitté la route – comme Jacques, le personnage de Guiraudie – pour parcourir, avec ses bottes de sept lieues, des paysages énigmatiques.
Quitter la route, élargir notre horizon, être connecté·e à notre tête, à notre corps et à notre cœur, c’est l’expérience fertile que nous propose ici Chloé Dugit-Gros, pour nous faire vivre ou revivre un fragment d’adolescence au milieu des champs.
Marjolaine Lévy
Le soir du vernissage, Chloé Dugit-Gros invite trois artistes, Marin Fouqué, Dom Gilliot et Gorge Bataille, pour des lectures performées. Dans un Abribus, au cœur de l’exposition, ils prennent chacun·e à leur tour la parole pour évoquer les questionnements et inquiétudes des jeunes en recherche de leur propre identité.
Événements en lien avec l’exposition
-Performances de Gorge Bataille, Marin Fouqué et Dom Gilliot le 10 avril à 19 h 30
-Dévernissage le dimanche 15 juin à Rurart à partir de 12 h 30 autour d’un repas partagé en présence de l’artiste, entrée gratuite
-Parcours Archipel : l’exposition se poursuivra au Musée Jacques Guidez d’Airvault, du 20 juin au 21 septembre 2025, en coproduction avec le Centre d’art contemporain d’intérêt national La Chapelle Jeanne d’Arc de Thouars.
10 avril 2025
au 15 juin 2025
Visuel : Esquisse Rideau-Paysage © C. Dugit-Gros
Dévernissage et repas partagé le dimanche 15 juin
à partir de 12h30
en présence de l’artiste, autour d’un verre de l’amitié !
Dossier pédagogique (en cours)